Entretien avec Marie-Joseph Pilette, janvier 2001.
Catalogue édité à l'occasioin de l'exposition eksperymenty aux Ateliers d'Images et d'Arts Plastiques (Ville de Lille), 2002
Marie-Joseph Pilette : D’abord, est-ce que tu peux nous donner une tentative de définition de eksperymenty et qui fait de toi une eksperymentatorka ?
Karina Waschko : Je ne sens pas vraiment la différence entre les langues, mais ce que je ressens dans le mot eksperymenty pourrait signifier quelque chose entre expérience et expérimentation en français.
M-J P. Le rapprochement de l’art et de la science — eksperymenty y fait penser — semble très présent, plus précisément l’état de recherche comme si nous étions dans le laboratoire.
K.W. Je ne pense pas à cela en tant que science ; je ne suis pas scientifique — hélas - mais cela se situe plus dans le domaine des sensations. Je peux imaginer que je vole, que je chute, ou quelqu’un qui le fait à ma place. C’est plus dans le domaine d’expérimentation sensitive que scientifique.
Parce que je n’essaie pas de montrer quoi que ce soit, ni de faire le plan d’un avion qui va bien voler, ce sont plutôt des machines ratées. Alors cela ne va pas du tout dans l’esprit de la science où l’on s’efforce d’améliorer, de perfectionner les choses. Ici, c’est plutôt le laboratoire d’essai puisqu’il s’agit d’avions déchus.
M-J P. Tu nous livres donc des états de recherche : du mouvement. Tes dessins, mais aussi tes toiles qui sont en quelque sorte des états de ce mouvement — un état qui sous-entend l’état consécutif et l’ensemble de ta trajectoire — est-ce que l’on peut voir une tentative de juxtaposer des immobilités pour rendre une dynamique de reconstitution presque cinétique, par la décomposition du mouvement autrement dit, tes dessins sont-ils des dessins des dynamiques ?
Une autre similitude avec des questionnements physiques, pas très récents, mais sans cesse reconvoqués par les sciences : l’exploration de l’espace, cette confrontation aux forces ; l’omniprésence de la gravité, gravité d’un corps. L’identité de l’homme c’est aussi la conscience physique du poids, de la matière... et de là, du choix de donner un sens; sens en terme de direction, mais aussi de signification de l’acte.
Ce qui permettrait de ne pas séparer sens et expérience ?
K.W. C’est vrai que c’est cette pesanteur du corps. En fait c’est quelque chose d’assez incontrôlable pour moi, parce que je vais dans une direction, je commence une toile par exemple avec un vrai corps, avec la pesanteur, clair-obscur et après, petit à petit — je ne veux pas tomber dans le mysticisme, dire que dans un certain sens les choses se passent hors de moi — je commence à épurer ce corps, c'est-à-dire que dans un certain sens, ce corps perd son poids ; il s’intègre de plus en plus avec le fond ; c’est cette pesanteur / apesanteur. Par exemple dans ces deux toiles noires, on sent bien plus l’apesanteur de l’objet, de l’avion cerf-volant que celle du corps ; le corps est en train de disparaître, il n’est plus qu’une sorte de trace, un peu comme après les accidents sur la voie publique, on marque sur le sol les contours du corps pour signifier l’emplacement, c’est plus cela : une trace de corps peut-être même en quelque sorte absence.
M-J P. Absence, mais néanmoins présence, parce que le détourage figure le corps absent, mais en vue d’une reconstitution du mouvement et de l’accident.
K.W. Oui bien sûr. Le corps reconstitué.
M-J P. Je me souviens de tes toiles Les Insectes (1995-1996) où tu avais parlé de la notion d’orientation du mouvement des insectes. Déjà cette dynamique des déplacements, dans un fonctionnement social donné — en l’occurrence chez les insectes — et qui infléchissait différemment le comportement des insectes mâles et des insectes femelles. Comment définirais-tu aujourd’hui cette préoccupation ?
K.W. La nécessité de mouvement.
M-J P. Nécessité de mouvement et du coup de comportement ?
En fait, on n’a pas le choix. Pour les insectes et les hommes, ce sont les pulsions sexuelles. Sans tomber dans le freudisme, c’est le désir. Si, pour les insectes, c’est difficile de parler de désir, en tout cas pour les hommes. En fait, c’est aussi le désir qui pouvait propulser le mouvement, qui les fait tomber…
M-J P. Pour chuter...?
(un peu plus tard…)
K.W. Nous sommes condamnés par les lois de la physique qui nous dictent les choses, mais en même temps, nous avons cette volonté, cette sensation, d’échapper à ces lois de la physique. Mais normalement, c’est voué à l’échec…
M-J P. On y voit des nécessités (non-cessité au sens de clairvoyance, transparence) des notions physiques et un vocabulaire qui ont leur prolongement significatif dans l’expérience sociale : essai, tentative, destruction, gouvernement, progrès, contrôle, perte de contrôle, libre arbitre.
Est-ce que c’est penser que le propre de l’activité de l’homme serait de la mener à une finalité déjà calculée ?
K.W. C’est tout un débat. Je ne voulais pas proposer quelque chose de définitif. Même la science n’a pas encore de réponse. Tout est dans la recherche. La science ne nous donne pas de réponse finalement ; seulement des petites réponses à notre échelle, mais pas de réponse globale. Moi je ne donne pas de réponse non plus. On est, en fait aussi, condamné à chercher.
M-J P. J’aurais envie de considérer tes travaux, surtout dans l’état dans lequel tu les donnes à voir et aussi parce que c’est quelque chose de présent depuis plusieurs années, comme une sorte de dissection de ta démarche artistique.
K.W. C’est un travail en série. Ce côté expérimental qui contribue au fait que dans cette exposition chaque toile ne se regarde pas individuellement comme les toiles objets ; mais en série, cela est lié à un mouvement
Je voudrais parler de l’utilisation du noir. C’est un noir qui est fait avec beaucoup de pigment, qui le rend très intense, très fragile au toucher aussi, mais il donne cette profondeur. On ne peut pas l’obtenir si on met un vernis. Le noir est tellement fragile qu’il faut le repeindre... toutes les deux heures... Encore ce côté expérimental : je ne voulais pas avoir un compromis en mettant un vernis pour le rendre plus « correct » au niveau de l’exposition, je voulais ce noir mat, je voulais cette profondeur même si c’est très fragile, parce que cela correspond à cette idée de profondeur. Le peintre utilise souvent le bleu pour rendre la profondeur. Comme disait Léonardo da Vinci, « tout ce qui est loin est bleuté » ; mais je me suis rendu compte que l’on peut très bien rendre la profondeur pas seulement avec le noir, mais avec du jaune intense, mais je suis hors de propos…
M-J P. Justement pas du tout.
K.W. Parce que ce noir très mat est aussi quelque chose d’angoissant et en même temps, c’est une sorte de duvet.
M-J P. Duvet qui emballe dans le sens d’envelopper et en même temps de précipiter le mouvement ?
K.W. Oui. En fait avec le vernis, on voit le reflet sur la surface de la toile et on n’arrive pas à rentrer dedans.
M-J P. Ce travail par rapport à la peinture me donne aussi l’envie de voir ta démarche comme une proposition de stratégie de résistance.
Je m’explique : résistance à ce que l’homme peut avoir été — et continue d’être — un être déchu, appelé vers le sol. C’est cet Icare qui s’est brûlé les ailes. Stratégie de résistance du coup, de l’artiste face à peut-être la productivité ou surproductivité environnante, contemporaine ? Est-ce que ce jeu de la diffraction, de la dispersion, du morcellement omniprésent n’est pas un questionnement sur l’éclatement de la représentation, de l’art, des certitudes ?
K.W. En fait, il faut beaucoup travailler pour sortir quelque chose. On est conditionné par notre culture, notre formation, par nos lectures, nos pensées et en quelque sorte, on n’est pas libre.
M-J P. Mais en fonction de tous ces acquis et toutes les nécessités, on refait des choix.
K.W. Tout à fait. Mais parfais, j’ai l’impression que je fais toujours la même toile finalement. Avec le noir, réattaquer toujours... Avec cette réinvention constante, c’est quelque chose de prenant : je ne suis jamais tranquille.
M-J P. Tu te remets dans le sentiment du désir...
K.W. En parlant de désir : rien qu’en posant le noir sur la toile, cela me fait plaisir. Il n’a pas la texture gluante, désagréable du noir acrylique du commerce. Ce noir que je fabrique moi-même est comme un beurre un peu mou qui s’étale d’une manière très agréable
M-J P. Le fait de convoquer plusieurs modes de représentation : peinture, dessin, projection vidéo, film photographique, construction volumétrique, au service d’une même intention, est-ce pour cerner techniquement une même idée ?
K.W. Eksperyrnenty. C’est aussi aborder plusieurs techniques ; cela concerne des sensations différentes. On n’a pas la même sensation avec le noir sourd, profond des toiles qu’avec le noir que l’on voit en transparence avec le film. Il y a aussi cette projection sur le papier huilé et non sur le mur, car le papier est là pour rendre plus justement l’idée de dessin, dessin en mouvement. Il y a aussi ce volume qui préfigure peut-être d’autres volumes qui seraient de véritables machines en mouvement.
L’eksperymentator doit avoir plusieurs points de vue.
M-J P. Plusieurs points d’attaque ?
K.W. Oui. Parce que je suis peintre, mais la toile n’est pas tout pour moi. C’est l’un des supports et moyens techniques d’expression et je ne veux pas m’enfermer dans ce seul moyen. C’est la technique au service de ce que je veux exprimer. Cette exposition, je l’ai pensé de cette manière : il y a les dessins « disséqués » comme tu dis, après il y a les films et la dernière étape, c’est ce mouvement, ce film animé. Dans certains dessins, même dans ce film, il n’y a pas de personnage du tout dans l’avion. Mon départ : j’ai conçu un modèle d’avion à partir de feuilles de plomb, de ficelle et c’est cela que j’ai photographié. C’était une sorte de matrice de toute cette histoire.